Fraternité Catholique EurAfricaine

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Les missionnaires martyrs du Sahara

Dans l’élan missionnaire qui animait l’Eglise en France au XIXème siècle, on échafaudait toutes sortes de projets pour pénétrer en Afrique Noire. Certains passent par Zanzibar et atteignent le Rwanda, ou l’Ouganda comme le Père Lourdel ; d’autres veulent aborder sur les rives du golfe de Guinée… Mais d’autres envisagent de traverser le Sahara : ce sont des Pères Blancs, disciples du Cardinal Lavigerie, le fameux archevêque d’Alger. Pour comprendre la suite, il faut se souvenir qu’en vertu du concordat de 1801 entre la France et l’Eglise catholique, le cardinal était assimilé à un haut fonctionnaire de la république.

La situation au Sahara était complexe. Au Nord, les autorités françaises limitaient l’action de l’Eglise en lui interdisant de s’adresser aux musulmans : les prêtres ne devaient être au service que des colons. (La France paiera cette impiété par une guerre horrible de huit ans !) Plus à l’Est, la Lybie était sous protectorat turc, et on pouvait passer par là pour contourner les interdictions françaises. Mais le Sahara lui-même ne dépendait de personne que de ses habitants, et parmi eux les Touaregs étaient redoutables – et, disons-le tout net, d’une moralité détestable.

 

Dans ce contexte, il y avait une mission de Pères Blancs à Metlili, dans le Sud algérien, à l’Ouest-Nord-Ouest de Ouargla : elle comprenait les Pères Alfred Paulmier, Philipe Ménoret et Pierre Bouchand, tous trois désireux d’évangéliser Tombouctou. En 1875 eu lieu une attaque d’un rezzou de Touaregs contre Metlili : cinq furent faits prisonniers, dont un blessé, Idda-ag-Guemmoun, qui fut soigné par les Pères Blancs, les autres étant envoyés à Alger. Connaissant le désir des missionnaires, il leur proposa un marché : qu’ils obtiennent la libération de ses compagnons détenus à Alger, et ils les conduiraient où ils voulaient aller. Le Cardinal Lavigerie obtint leur libération : quels guides plus fidèles pourrait-on avoir que des gens reconnaissants d’avoir été sauvés par ceux qu’ils devraient guider ? Mais c’était raisonner en chrétiens, pas en Touaregs !

Les habitants de Metlili mirent en garde les missionnaires : « Les Touaregs vous tueront ! » Mais devant leur détermination, le cheik permit à son fils, El-Hadj-Abou-Beker, d’accompagner la caravane pour la protéger par sa présence qui avait ainsi une valeur de sauf-conduit diplomatique. On se mit en route le 31 décembre – à dos de chameau, bien sûr. L’ambiance entre les neufs hommes était bonne, les repas étaient pris joyeusement en commun. Un après-midi, la troupe étant arrivée vers El-Meksa entre El-Goléa et Hassi Inifel ; se trouvant en tête, le Père Paulmier est abattu d’un coup de sabre par le Touareg qui l’accompagnait. Un autre tua le Père Bouchand d’un coup de pistolet et le Père Ménoret fut poignardé dans le dos par Idda lui-même ; seulement blessé il tenta de rejoindre El-Hadj-Bou Beker, mais fut achevé avant de le rejoindre, et celui-ci fut tué un peu plus tard par un hors la loi qui s’était joint à la petite troupe.

Des chasseurs chaambas, trouvant les cadavres, craignirent d’être désignés comme les coupables et brûlèrent les corps, on ne put recueillir ensuite que quelques ossements. Trois mois après le massacre, la nouvelle en parvint à Alger. Monseigneur Lavigerie était en larmes en l’annonçant au noviciat des Pères Blancs ; mais l’enthousiasme y fut tel qu’un Te Deum fut chanté aussitôt : il fallait rendre grâce de ce que trois membres de la congrégation aient pu aller jusqu’au don de leur vie pour l’Évangile. Et on demanda que Monseigneur désigne à l’instant des successeurs à ces héros. Cependant, sous l’influence de quelques anticléricaux, et prenant prétexte de ces évènements, le gouvernement somma l’archevêque d’Alger de rappeler tous ses missionnaires du Sud de la zone contrôlée par la France.

 

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On n’abandonna pas pour autant l’idée d’évangéliser les populations du Sahara et celle situées plus au Sud. Des Pères Blancs s’établirent en 1878 à Ghadamès, ville Libyenne située à environ 350 kilomètres de Tripoli, à la jonction de l’actuelle frontière algéro-tunisienne avec la frontière libyenne, donc sensiblement plus au Sud que Ouargla où s’arrêtait la présence française. Les consignes données par le Cardinal Lavigerie sont déjà, à peu près, celles qui guideront l’attitude du Bienheureux Charles de Foucauld :

« Vous donnerez l’hospitalité de Dieu, comme disent les Arabes eux-mêmes, à tous ceux qui frapperont à vos portes, un remède pour leurs maladies à tous ceux qui sont infirmes, un asile à leurs orphelins, et à tous, la preuve par vos discours et par vos actes que vous les aimez comme des frères. Peu à peu, au contact de vos bienfaits et de vos exemples, vous les verrez se rapprocher de vous, vous donner eux-mêmes leur cœur et ceux qui viendront après vous verront un jour ici un seul troupeau et un seul Pasteur. »

Le supérieur de la mission était le Père Louis Richard, homme d’une très grande valeur ; il maîtrisait l’arabe, montait les chameaux en vrai méhariste, avait jusqu’à l’apparence des gens du pays. En 1880, emmenant avec lui le Père Kermabon, il fait une reconnaissance sur le territoire des Imanghassaten, dont le cheik le rassure au sujet des dispositions de la plupart des Touaregs envers les Français ; mais, dit-il, « Ceux qui ne veulent pas vous voir vous mêler à nous sont à Ghadamès. »

On voulut partir vers ces régions, quand les supérieurs d’Alger l’interdirent, probablement en lien avec le massacre de la mission Flatters, tombée le 16 février dans une embuscade à Bir el Gharama, sur le flanc Sud du Hoggar, après la trahison de ses guides touaregs (encore !) doublée d’une grande imprudence de la part du colonel. Mais un matin de juillet 1881, un Arabe se présente au dispensaire de Ghadamès : il vient faire soigner dix coups de lance et sept coups de sabre ! C’est un rescapé de l’expédition du colonel Flatters. Cet Arabe est un soldat du premier régiment de tirailleurs algériens, du nom de Amar-ben-Haoua. Blessé lors du combat, fait prisonnier et soigné, il a pu s’échapper. Les renseignements qu’il donne aux missionnaires sont précieux : il leur faudra des guides sûrs, et ils en connaissent. Ils insistent et en octobre arrive la réponse de Monseigneur Lavigerie qui s’est laissé convaincre d’autoriser le départ : objectif Ghât.

On demande les fonds nécessaires à l’expédition à la procure des Pères Blancs à Tripoli. Le Père Richard sera accompagné du Père Alexis Pouplard, vingt-sept ans, originaire de Gesté en Maine et Loire, et du Père Morat, avait dirigé avec grand succès auprès des indigènes la mission de Ouargla, il en fait venir un guide qu’il connaît bien, Saiah-ben-bou-Saïd. Un Touareg des Imanghassaten, El Khadjem, est installé à Ghadamès, on a des raisons de lui faire confiance, le Père Richard l’engage et lui laisse recruter les autres membres de la caravane.

Saiah-ben-bou-Saïd, qui était en expédition, arrive début décembre à Ghadamès avec deux compagnons. Il n’a pas confiance en El Khadjem, met formellement le Père Richard en garde contre les Touaregs, et il veut que le Père Richard fasse appel à un autre Touareg, avec qui il a fait de nombreuses expéditions. Mais cela retarderait le départ de plusieurs mois. Or Saiah-ben-bou-Saïd enquête, il n’est pas né de la dernière pluie ; il note qu’un commerçant puissant, Sénoussi résolument hostile aux chrétiens, manigance contre les Pères ; surtout il voit pénétrer chez ce comploteur Idda-ag-Guemmoun en personne, celui qui a assassiné les missionnaires de la caravane de 1876 !

Le Père Richard s’entête, Saiah lui dit qu’il l’accompagnera , mais se fait délivrer par le missionnaire une attestation disant qu’il a l’averti des dangers ; elle est signée en présence du gouverneur turc de Ghadamès, qui lui non plus n’a pas pu flécher le Père et se fait délivrer aussi une attestation semblable : malgré tout cela le Père s’obstine. Les fonds n’arrivent toujours pas de Tripoli, mais comme par enchantement El Khadjem renonce soudain à l’avance qu’il exigeait jusque-là, acceptant de n’être payé qu’au retour : même ce revirement n’alerte pas le Père Richard.

Le départ se fait le 18 décembre. Les hommes d’El Khadjem n’en finissent pas de charger les chameaux. On démarre en pleine chaleur. Le gouverneur turc rattrape la colonne : après une nouvelle mise en garde, il laisse son propre fils l’accompagner sur trois kilomètres en signe de protection à l’intention des gens du cru. Mais le soir on n’a fait que huit kilomètres ! Mais on ruse : on a pris d’abord la piste de Ouargla, vers l’Ouest, pour ne rejoindre la route de Ghât plus au Sud. Or le 20 décembre les Touareg ont ramené la caravane sur la route normale de Ghât. Le soir, on est à Ras-Mareksan, à seulement vingt kilomètres de Ghadamès !

Le lendemain, Aïssa-ould-deg-Eich-Cheich, beau-frère d’El Khadjem qui l’a recruté pour l’aventure, annonce qu’il faut aller faire boire les chameaux : ils n’auraient pas assez bu au départ de Ghadamès ! Il part chercher un point d’eau. Mais Saiah, qui flaire la trahison des Touaregs à tout instant sans pouvoir ébranler le Père Richard, fait remarquer que les chameaux auraient pu marcher plusieurs jours encore et qu’il y a un puits non loin de là sur la route de la caravane. C’est lui qui a raison. Aïssa a trouvé la bande de hors-la-loi qui guettaient son signal : parmi eux, il y a bien sûr Idda-ag-Guemmoun.

Ayant promis de rentrer vers midi, Saiah ne rentre au camp qu’à dix-sept heures. Il raconte des histoires mais affirme avoir trouvé de l’eau à une lieue de là. A la tombée de la nuit, le Père Morat est abattu d’un coup de poignard, de la main de Aïssa. Le Père Richard accourt au bruit, il est tué de deux balles par le fils d’El Khadjem. Saiah et son frère sont neutralisés. Leur compagnon de Ouargla était avec le Père Pouplard, il veut l’entraîner vers Ghadamès, mais ils sont soudain entourés par les huit brigands rameutés par Saiah. Idda-ag-Guemmoun crève d’un coup de poignard la tempe du troisième missionnaire, les amis d’El Khadjem l’achèvent.

 

Ici finit mon récit. Je ne sais ce qu’il est advenu de Saiah et de ses amis. Idda-ag-Guemmoun, lui, mourut lui-même de la main de quelqu'un qui l'avait trahi à son tour.

Une question demeure pourtant : ne devrait-on pas béatifier ces six Pères Blancs ? A Bukavu, j’ai entendu l’explication suivante. Le Cardinal Lavigerie aurait dit que sa « petite société » (des Pères Blancs) n’avait pas d’argent à dépenser dans des procès de canonisation. Cela se comprenait à l’époque où les moyens matériels manquaient tellement. Mais aujourd’hui les catholiques se comptent en Afrique par centaines de milliers. Ne serait-il pas temps de mettre à l’honneur non seulement ces hommes, mais à travers eux les qualités et les valeurs qui étaient les leurs, ainsi que la grâce qui leur a permis d’aller jusqu’au bout de leur idéal de martyre ?

Cependant cette question en appelle une autre : l'entêtement du Père Richard n'a-t-il pas quelque chose de fautif ? La volonté d'évangéliser les noirs au Sud du Sahara est une chose, mais le désir du martyre à tout prix peut avoir quelque chose d'exagéré.

En tout cas même si la crainte de la concurrence française a pu intervenir dans leurs assassinats, il est indéniable que la haine du chrétien y a joué le plus grand rôle. Et de toute façon leur héroïsme dans la volonté de proclamer l’Évangile mérite la plus grande considération.

 

                                                                                                      Abbé Bernard Pellabeuf

 

Notes

1) Ce récit est tiré des ouvrages suivants.

Dans Sahara, le pays et la mission, par le Père J. Cussac, des Pères Blancs (1942), brochure de 74 pages, on trouve un résumé de ces affaires à la page 56. Ce document permet de comprendre l’état d’esprit des Français qui arpentaient le Sahara dans la première motié du vingtième siècle.

On a beaucoup plus de détails dans Martyrs des sables, de Joseph Thérol (1942) qui témoigne de la même mentalité. Et ce livre parle aussi de l’expédition Flatters, du marquis de Morès, aventurier trop oublié, de saint Charles de Foucauld et du général Laperrine.

2) Ce qu’on apprend ici des Touaregs doit être compensé par d’autres données, comme leur amitié avec le Père de Foucauld.

Pour mieux les connaître, on a une abondance de livres, en voici quatre, parus chez Karthala.

Emmanuel Grégoire, Touaregs du Niger, le destin d’un mythe (1999).

Paul Pandolfi, Les Touaregs de l’Ahaggar, Sahara algérien, parenté et résidence chez les Dag-Ghâli (1998).

Paul Pandolfi, L’habitat du Hoggar, entre tente et maison : la hutte (1994).

Gerd Spittler, Les Touaregs face aux sécheresses et aux famines, les Kel Ewey de l’Aïr (Niger) (1993).

 

 

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18/12/2020
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